Au cours du Reggae Festival City de Samsk Lejah de Zion Vibes, venez suivre le film d'Hélène Lee qui part de la réalité d’aujourd’hui où la pensée et la personnalité du premier Rasta paraît totalement oubliée pour remonter dans l’histoire, non pas l’histoire officielle, mais celle d’une commune de la Jamaïque, le Pinnacle, et de son initiateur, Leonard Percival Howell.
Pour cela, il fallait recréer le début de ce XXe siècle foisonnant d’idées et de projets, démêler les mythes des légendes afin de retracer l’itinéraire du premier Rasta, Leonard “Gong” Howell, et la création d’une pensée toujours aussi vivante bien que résolument ignorée, récupérée ou encore commercialisée.
La première partie du film, construite sans témoins directs puisque disparus, replonge le public dans l’ambiance d’un siècle émergeant où « Babylone » érigeait les bases de la globalisation capitaliste. « Babylone est un système tordu, terrible, [qui] contrôle le monde occidental. Et les gens semblent aimer ça, alors on n’est pas près de se débarrasser de Babylone ! » déclare dans le film Max Romeo, chanteur et cultivateur.
Évoquer Leonard Percival Howell, le marin, le voyageur, l’éveilleur, l’on songe évidemment à Traven qui déclarait en 1919 « Au nom de l’humanité ! Pas une goutte de sang, pas un mètre au pas cadensé, pas un centime pour une unité militaire, quelque nom ou quelque forme qu’elle prenne. [1]. », mais aussi à Panaït Istrati ou à Jack London, pour qui la prise de conscience a rimé avec les voyages, les périples, les échanges parfois improbables et inattendus.
Dans ce film documentaire d’Hélène Lee, on découvre tout un monde méconnu et aussi une réappropriation de leur histoire par les descendants des esclaves. Une réappropriation et un discours révolutionnaire que le premier Rasta paiera au prix fort de la persécution. Oublié Leonard Percival Howell ? Le nom peut-être, mais certes pas la pensée toujours aussi vivante dans les mouvements altermondialistes d’aujourd’hui.
Le film documentaire d’Hélène Lee est le récit de l’histoire méconnue du mouvement Rasta, une histoire occultée et non officielle d’une lutte contre les systèmes.
Christiane Passevant : Avant de faire ce film documentaire, tu as écrit un livre sur Leonard Percival Howell. Qu’est-ce qui a suscité ton intérêt pour cet homme dont personne ne semble se souvenir, comme on le voit au début du film ?
Hélène Lee : En fait, il était très célèbre dans les années 1930, il revenait des Etats-Unis et était dans les journaux tous les quinze jours. On y trouve plein d’histoires à propos de lui. Il avait du charisme et a tout de suite frappé ses contemporains, bien qu’il soit noir et de classe inférieure, paysan. On a beaucoup parlé de lui lorsqu’il a créé sa commune, avec des doubles pages dans les journaux ; personne ne l’ignorait. En revanche, les autorités étaient contre lui et ont tenté de le ridiculiser en le faisant passer pour fou ou escroc. Le même procédé a été utilisé contre Marcus Garvey et d’autres chefs rebelles, évidemment pour décourager les gens de les suivre ou de les écouter. Dans le cas d’Howell, les autorités ont presque réussi à faire disparaître son souvenir de l’histoire de la Jamaïque. Heureusement Bob Marley a repris son surnom, le Gong, et sa maison de disques porte le nom de Tuff Gong.
Christiane Passevant : Tu connais bien le mouvement rasta. Comment as-tu découvert Leonard Percival Howell ?
Hélène Lee : Je suis de cette génération qui voyageait beaucoup et faisait des petits boulots sur la route, à droite et à gauche. J’ai voulu aller en Jamaïque après avoir vu le film The Harder They come réalisé par Perry Henzel en 1972 et interprété par Jimmy Cliff. J’ai dû voir ce film en 1976. Et je suis partie en 1977 en Jamaïque alors en pleine ébullition du reggae. Ce moment était en fait la fin de la grande production du reggae (1979), mais au plan du bouillonnement intellectuel, elle était en pleine explosion. Là-bas, partout les gens voulaient discuter dès qu’ils voyaient un étranger, au lieu d’en profiter, de l’arnaquer ou d’être simplement hostile. De notre part, il y avait une volonté de savoir ce qui se passait dans le monde, cette vibration extraordinaire des anciens voyageurs qui voulaient comprendre « sur quel ressort le monde est assis » ; c’est une expression tirée d’un texte de 1924.
Christiane Passevant : Tu arrives donc en Jamaïque et tu es éblouie, fascinée par ce qui se passe.
Hélène Lee : Évidemment et j’ai fait comme tout le monde, je me suis tournée vers la musique. J’ai traîné devant les studios pour écouter ce qui s’y passait. C’était une époque merveilleuse où, devant les studios, on discutait avec les artistes et au bout d’un moment on s’apercevait que l’on parlait à l’un des auteurs d’immenses tubes. Au départ, j’ai parlé de la musique, mais en montrant comment la musique existait dans ce ghetto famélique, parce qu’il faut bien dire que la moitié des gens en Jamaïque allait se coucher sans avoir mangé, et aujourd’hui encore. Puis un jour, je voyageais avec Perry Henzel et, en passant près d’une colline, il m’a dit « c’est là qu’était le Pinacle ». C’est la première commune rasta et plus personne ne sait où se trouve l’endroit. J’ai alors compris que cette histoire était oubliée et que personne ne l’avait racontée. C’était il y a plus de vingt ans et depuis ma curiosité m’a conduite jusqu’à un livre, des articles et jusqu’à ce film.
Christiane Passevant : Tu as fait beaucoup de recherches, notamment dans les journaux de l’époque, pour retrouver la mémoire éradiquée du Gong.
Hélène Lee : Tout à fait. Robert Hill, professeur étatsunien, a fait une recherche passionnante, mais limitée. Je me suis inspiré de son travail que j’ai poursuivi sur sa lancée. J’ai eu aussi la chance de commencer mes recherches au début du développement d’Internet. Au début, je suis allée fouiller dans les documents des archives de Jamaïque, d’Angleterre, de New York. Parfois le hasard me faisait découvrir un papier ou deux, mais avec Internet j’ai trouvé beaucoup de documents. Il fallait évidemment savoir où chercher. J’ai retrouvé les traces d’Howell, de ses voyages lorsqu’il travaillait sur les bateaux, de ses procès… Et il a été possible de déterminer la période de ses voyages autour du monde, de même que son installation à New York ou encore de retrouver les personnes qu’il avait connues. Néanmoins, il y a encore beaucoup de recherches à faire.
Christiane Passevant : Leonard Percival Howell est issu de la classe populaire. Son père, Charles, n’était plus esclave.
Hélène Lee : L’émancipation datait déjà de deux générations lorsque Leonard Percival Howell est né, en 1898. 1835, c’est l’abolition de l’esclavage qui ne sera appliquée qu’en 1838. Cependant le souvenir de l’esclavage restait très proche et son père faisait partie de ces fils d’esclaves qui justement avaient bien compris que la liberté ce n’est pas seulement un papier qu’on vous lit déclarant que vous êtes libres. La liberté, c’est avoir de quoi manger, de ne pas avoir à tendre la main ou de se vendre en esclavage. Il avait donc acquis des terres et travaillait comme un fou, et ses enfants aussi. Le grand-père et le père avaient déjà acquis assez de terres pour vivre de façon honorable. Ceci dit, on dit que c’était des notables du coin, mais il faut relativiser. Ils habitaient une case en terre de quelques m2 et ce n’était pas non plus la joie. La famille allait à l’église plusieurs fois par semaine et Charles, le père, était prédicateur laïc. Il y avait un côté mystique dans cette famille et de grands discoureurs, des « sacs de bouches » comme l’on dit en Jamaïque.
Christiane Passevant : Howell est l’aîné de la famille ?
Hélène Lee : Il est l’aîné de neuf frères et sœurs, mais il ne les a pas tous connus. À l’âge de 16 ans, il est témoin d’un crime, la police essaie de le faire parler, mais il refuse de témoigner. Il est donc emprisonné, brutalisé et finalement, après un témoignage très succinct, il disparaît pour ne plus retomber dans les mains de la police.
Christiane Passevant : C’est son oncle qui est accusé de crime et contre lequel il refuse de témoigner.
Hélène Lee : Tout le monde est oncle là-bas. C’est en fait le mari de sa marraine, il fait partie de la famille sans toutefois être un parent proche. C’est aussi quelqu’un qui travaille très dur sur son un terrain et est respecté dans le voisinage. Donc Hoiwell, plutôt que de le dénoncer a donné un témoignage imprécis.
Il se trouve qu’à ce moment, un jeune avocat — le premier avocat noir en Jamaïque — cherche ses premiers procès. Assurer la défense d’un homme, respecté dans sa communauté, serait d’abord défendre un noir et pour la première fois. Jusqu’alors les noirs ne bénéficiaient pas d’avocats, ils étaient condamnés pour un oui ou pour un non. Et cela pouvait être bon pour la carrière de jeune avocat. Cela sera le cas. Cette histoire est remarquable d’ailleurs parce que ce jeune avocat, J.A.G. Smith, après une première condamnation à la pendaison, arrive à sauver son client en faisant appel au conseil privé du roi pour casser le jugement. Il ira jusqu’à Londres pour défendre ce paysan jamaïcain misérable, et il gagne. C’est extraordinaire, car non seulement il s’agit du premier avocat noir, mais un paysan noir échappe à une sentence de mort. Cela apporte immédiatement la notoriété et la célébrité à J.A.G. Smith. Du coup, il est élu au conseil de sa paroisse (l’équivalent de nos préfectures), et il mènera une carrière politique très importante. C’est lui qui rédigera le brouillon de la constitution. Le pays sera indépendant en 1962 et la population obtient le suffrage universel en 1944. Il concocte donc la future constitution et se bat jusqu’à sa mort pour l’indépendance, qu’il ne verra pas.
La rencontre de cet adolescent qui comprend l’enjeu et le combat et accepte de jouer le jeu que lui propose l’avocat pour défendre son oncle, c’est un événement énorme pour les deux. L’un devient un grand politicien et l’autre découvre le pouvoir de la parole et du silence dont il se servira toute sa vie.
Christiane Passevant : Leonard quitte alors la Jamaïque et s’engage comme marin ?
Hélène Lee : Sa première destination, c’est Panama. On vient juste de terminer la construction du canal de Panama, en 1914, et le crime a lieu en 1915. Fin 1915, début 1916, il embarque sur un bateau pour fuir et se retrouve à Panama où tout le monde allait traditionnellement chercher du travail depuis la fin du siècle précédent. De nombreux bateaux de bananes font toute la Caraïbe et rendent les communications faciles entre Panama et la Jamaïque. Donc le voilà dans ce creuset de marins, de rebelles, de voyageurs de toutes les nationalités qui se croisent à Panama. Je pense que c’est là qu’il rencontre pour la première fois tous les grands mouvements à la fois religieux, politiques, sociaux qui commencent à agiter le monde, en particulier dans le milieu des marins. Il sera basé dans cette région assez longtemps, comme beaucoup de ses congénères, mais le travail manque. On fait les dernières finitions, mais on débauche à tour de bras et c’est un moment très difficile pour les Jamaïcains de Panama qui sont obligés pour beaucoup de retourner au pays ou de partir à New York.
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Christiane Passevant : Cet emballement de l’industrialisation, des grandes constructions, ton film le montre bien grâce au rythme du montage, mais aussi grâce à la recherche d’archives et à leur profusion. Les images répondent au rythme accéléré de l’époque. Le capital est partout.
Hélène Lee : Ça c’est la magie du cinéma. Chaque image correspond à ce que je suis en train de dire — la magie du cinéma et la magie de la musique. On s’est dit que ce film était un film historique un peu complexe, avec de grandes idées brassées, alors que le public très jeune, qui vient de découvrir Marley, n’est pas forcément au courant. Il fallait rendre l’histoire accessible et c’est pourquoi nous avons choisi cette forme « clip musical ».
Larry Portis : Tu crées un contexte historique et c’est formidable. Dans ton film, tu montres comment le passé est lié à l’actualité.
Hélène Lee : Je ne dirais pas que c’est une synthèse parce que la synthèse, c’est une pensée très occidentale. On fait une analyse pour produire une synthèse et les Jamaïcains ne fonctionnent pas comme cela. En revanche, toutes les perceptions, les idées que Howell rencontre sur sa route sont intégrées dans sa pensée. Ce n’est pas un système cohérent, c’est un guide de survie fait de bouts et de morceaux puisés dans toute la pensée de l’époque. Howell emmagasine tout ce qui peut être utile — comme d’ailleurs la Bible qui est formée d’un tas de bouquins empilés, avec des choses qui sont utiles à la réflexion mais se contredisent. Lorsque Howell travaille sur les bateaux de l’United Fruit Company, par exemple, il découvre le fonctionnement du capitalisme mondial — l’United Fruit Company est la première multinationale de la banane, à l’avant-garde la mondialisation financière. Elle n’a pas encore organisé les coups d’état dont elle sera l’investigatrice ou la complice par la suite au Guatemala et ailleurs, mais on trouve déjà, parmi ses principaux actionnaires, le patron de la CIA et son frère. Howell, modeste marin, voit bien comment on a réinventé l’esclavage sous couvert des multinationales. Non seulement l’esclavage, mais aussi les coups d’état, la corruption, la manipulation politique, enfin tout ce qu’on appelle aujourd’hui les républiques bananières. La première république bananière est le Costa Rica où est basée la United Fruit.
Et puisqu’il n’y a plus d’esclaves, on fait venir des travailleurs d’Inde, qui ignorent tout de leurs droits, signent des contrats pour des salaires payables en monnaie qu’ils ne connaissent pas, se font exploiter sans pouvoir rien gagner, pendant trois ou quatre ans, et sont ensuite incapables de payer leur voyage de retour dans leur pays. Ces esclaves modernes que sont les Indiens sont arrivés en grand nombre en Jamaïque lorsque Howell était enfant et sont importants pour sa pensée. C’est curieux d’ailleurs car Hailé Selassié sera lui aussi plus tard influencé par la pensée hindoue. Mais il faut revenir aux multinationales et à ce que les marins découvrent de ce que l’on appelle aujourd’hui la mondialisation financière et qu’ils nomment, en vieux lecteurs de bible, Babylone.
Larry Portis : Comment peut-on définir Babylone ?
Hélène Lee : Babylone, c’est la prostituée couverte de bijoux…
Larry Portis : C’est le centre de la corruption et du pouvoir ?
Hélène Lee : C’est le centre de la corruption. On dit qu’elle a couché avec tous les rois du monde, qu’elle s’est gavé de ses richesses et qu’elle tient à la main la coupe de ses impuretés. Finalement la destruction de Babylone viendra avec l’apocalypse et l’arrivée de l’agneau qui symbolise la pureté…
Larry Portis : C’est en fait une notion très diffuse ? C’est plus que la métropole.
Christiane Passevant : C’est le système ?
Hélène Lee : C’est le système, d’ailleurs les Jamaïcains disent Babylone system, donc ce n’est pas un endroit. Dans la bible, c’est à la fois une ville et une personne. Les Jamaïcains ont bien compris qu’il s’agissait de la corruption et du système mondial, et c’est dans ce sens qu’il l’utilise.
Larry Portis : C’est plus actuel que jamais à l’époque de la mondialisation, ce n’est ni un endroit ni un pays, mais un système qui exerce ses pouvoirs et sa domination partout.
Hélène Lee : Tout à fait et c’est pour ça que si l’on ne s’intéresse pas au mouvement rasta, on ne peut comprendre ces parallèles entre Babylone et l’apocalypse. Cela peut paraître du « prêchi-prêcha » biblique inintéressant alors que c’est une façon populaire d’exprimer quelque chose. Les Jamaïcains qui sortent de l’esclavage n’ont pas lu Marx et n’ont pas de référence économique. Ils connaissent Babylone parce qu’ils l’affrontent jour après jour, avec les poings, avec le fouet. Ce n’est pas une analyse occidentale. Beaucoup trouvent que cette expression populaire n’est pas bonne, moi au contraire je la trouve merveilleuse parce que tout le monde comprend et l’on a plus besoin d’ouvrir la bible.
Larry Portis : Dans l’esprit des Rastas, que représente le terme Sion ?
Hélène Lee : Sion ? Ils sont persuadés que c’est en Éthiopie.
Christiane Passevant : C’est la terre promise ?
Hélène Lee : Le début du XXe siècle est marqué par les exodes. Les peuples sont déplacés d’un continent à un autre, soit parce qu’ils fuient, soit parce qu’ils ont besoin de travailler et vont sur les grands chantiers. Ces déplacements considérables font que les gens rêvent d’une terre promise. Si l’on regarde cette époque, il y a une explosion de la notion de terre promise, que ce soit les Irlandais pour l’Irlande, les Africains pour l’Éthiopie (un mot qui, pour eux, signifie en fait toute l’Afrique ; ils ne voient pas la différence entre Abyssinie et Éthiopie, la bible parle d’Éthiopie et c’est leur pays). Il y a aussi Israël en Palestine, et tous ces immigrés européens qui partent vers le nouveau monde, les Etats-Unis, et pensent y trouver le paradis. Tout ce monde rêve de sa terre promise. Pour aller plus loin, c’est la même chose pour les dadas en Autriche et en Allemagne qui, chassés par la Première Guerre mondiale, débarquent aux Etats-Unis. Je pense à une jeune Autrichienne, Elsa Freitag von Loringhoven, ancêtre des punks et des dadas à New York, qui s’installe dans une commune de type fouriériste aux États-Unis.
Christiane Passevant : Cette notion est présente partout face à ces déplacements de population.
Hélène Lee : Même la Russie révolutionnaire s’était donné le nom de paradis des pauvres.
Christiane Passevant : Howell part donc à cette époque, il fait plusieurs fois le tour du monde et semble s’imbiber de tout ce qu’il voit et des personnes qu’ils rencontrent, des idées. C’est une formation théorique aussi ?
Hélène Lee : Sur les bateaux, les marins discutaient beaucoup et des petits fascicules politiques, religieux circulaient. Howell lisait beaucoup, j’ai eu un peu de mal évidemment à retrouver les traces de personnes avec qui il était en contact pendant ses voyages car les connections politiques étaient dissimulées. Mais on a retrouvé dans les archives une lettre de Howell à George Padmore [2] qui travaillait pour le Kominterm et publiait à Hambourg un journal à l’attention des travailleurs noirs du monde et en particulier des marins. Howell était donc en liaison avec une star noire du communisme ; nous possédons une lettre de lui qui commence par cette phrase : « Te connaissant comme je te connais, je me permets de te demander un service », sous-entendu je t’en ai déjà rendu et tu peux me renvoyer l’ascenseur. Les services que l’on pouvait à l’époque rendre à George Padmore lorsqu’on était marin, c’était de transporter de la lecture séditieuse, comme on disait, des textes de Lénine et autres. Il est impossible de l’affirmer, mais Howel a peut-être fait partie du réseau de distribution du Kominterm. Il a eu en tout cas des liens d’amitié avec Padmore.
Christiane Passevant : Il voyage pendant combien de temps ?
Hélène Lee : Dix-huit ans.
Christiane Passevant : Mais qu’est-ce qui le fait revenir en Jamaïque ?
Hélène Lee : Il abandonne d’abord sa vie marin sur les bateaux et, entre 1923 et 1930, il est à Harlem. Cela correspond à l’explosion de la conscience noire, c’est l’époque de Marcus Garvey [3]. Déjà bien avant la Première Guerre mondiale, il y avait un exode massif des noirs vers New York et le quartier de Harlem était énorme.
Christiane Passevant : C’est le moment de la Harlem Renaissance.
Hélène Lee : Harlem est devenu le centre du mouvement noir avec Marcus Garvey, entre 1919 et 1923, ensuite il est emprisonné. C’est aussi le moment de la création de la Black Star Line [4], de la Harlem Renaissance [5] avec un foisonnement de romanciers, de grands peintres comme Aaron Douglas [6], sans parler des musiciens de Jazz.
Larry Portis : C’était une période d’effervescence inouïe et cela a été intensifié par le fait que beaucoup d’Étatsuniens noirs avaient servi pendant la guerre, en Europe. Quand ils sont revenus, cela a injecté plus encore de dynamisme au mouvement.
Hélène Lee : les vétérans, les anciens combattants ont eu beaucoup d’influence dans le mouvement parce qu’ils ont découvert qu’en Europe l’on pouvait être noir et respecté. Beaucoup de Carabinéens — 11 000 — se sont engagés pendant la Première Guerre mondiale. Ils ont été traités comme des chiens et étaient en colère. En outre, les participants à cette guerre de tranchées ont connu les idées révolutionnaires qui circulaient, la révolution russe, la révolution allemande, les Spartakistes… Dans son livre, Le Vaisseau des morts, B. Traven décrit ce que vivait Howell sur les bateaux. Tous deux étaient d’ailleurs, la même année, sur des bateaux. Ils se sont peut-être croisés. Je n’ai pas réussi à en avoir la preuve… Les textes de Traven sont en fait proto-rasta. Je conseille à tous les Rastas de lire Dans l’État le plus libre du monde [7].
Christiane Passevant : Tu parlais du nouvel esclavage et c’est ce que décrit Traven dans La Charrette.
Hélène Lee : Comme La Révolte des pendus.
Christiane Passevant : Lorsque Howell est à Harlem, il tient une sorte de café, un endroit où l’on se rencontre, où l’on fume de la Marijuana ?
Hélène Lee : C’est difficile de savoir parce que ce bâtiment, que j’ai vu à l’époque de l’écriture de mon bouquin, a été détruit — le seul de cette rangée d’immeubles. Tout est comme si les traces de ce mouvement devaient absolument disparaître. C’était un endroit où il préparait à manger en tous cas, puisqu’il avait dépensé 800 dollars — et c’était beaucoup à l’époque — d’installation pour la cuisine. Au départ, j’ai d’abord pensé qu’il vendait de la ganja, mais en ancien cuisinier des bateaux il faisait aussi des repas.
Christiane Passevant : Dans cet endroit, il y a un brassage, on se rencontre, on parle politique, est-ce qu’il y a aussi ce côté mystique lié à la ganja ?
Hélène Lee : Je ne sais pas si c’était mystique. La ganja, ça coupe l’appétit quand on a faim. Et la fin des années 1920 était une époque dure au niveau social. C’était la prohibition, donc pas d’alcool et la ganja était en quelque sorte le médicament pour ceux qui n’avaient ni travail ni de quoi manger. Un détail que je n’ai pas raconté par rapport à l’immeuble où demeurait Howell : à côté habitait Casper Holstein, l’inventeur des « Numbers », le loto illégal, qui est symbolique de la vie de Harlem. Cet homme a aidé Marcus Garvey, a subventionné des prix littéraires noirs. Quand la mafia italienne est arrivée, elle lui a pris son territoire et son business. Mais le réseau de Casper Holstein était puissant, avait de l’argent, aidait les causes et ce n’est sans doute pas un hasard si Howell s’est installé dans l’immeuble à côté.
Christiane Passevant : Mais comment la ganja, la marijuana arrivait à New York ?
Larry Portis : À l’époque, il y en avait partout aux Etats-Unis, c’était légal. La répression a commencé dans les années 1930.
Hélène Lee : Au moment où les premiers Rastas se sont installés au Pinacle, c’était le tout début de la répression de la ganja. Dans les archives coloniales, on s’aperçoit que l’on a interdit la ganja parce que les Rastas et toutes sortes de rebelles la répandaient. Et comme on ne pouvait pas les arrêter puisqu’ils ne faisaient rien d’illégal, on a trouvé ce moyen pour les réprimer en déclarant la ganja illégale.
Christiane Passevant : Lorsqu’il revient en Jamaïque, c’est un militant.
Hélène Lee : Oui. Au début de 1930, en pleine Dépression, il a des ennuis après avoir accepté un petit boulot de conducteur de camion. Or dans ce camion, il y a des objets volés et, évidemment, on attrape le conducteur qui trinque pour tout le monde. Résultat : deux ans de prison et l’expulsion. Mais c’est lui qui a demandé à rentrer en Jamaïque.
[1] B. Traven, Dans l’État le plus libre du monde, L’Insomniaque, Paris, 2011.
[2] George Padmore est l’un des pères du panafricanisme, au même titre que W.E.B Du Bois. Il a consacré sa vie à l’unification des Africains et des descendants d’Africains.
[3] Marcus Mosiah Garvey (1887-1940) est considéré comme un prophète par les adeptes du mouvement rastafari.
[4] La Black Star Line est une compagnie maritime créée en 1919 par Marcus Garvey pour intégrer le monde noir dans le commerce international. La compagnie fit faillite en 1922.
[5] Mouvement de renouveau de la culture étatsunienne africaine où Harlem est devenu la capitale de l’art noir. Et cela dans plusieurs domaines, la littérature, la peinture, la photographie, la musique…
[6] Aaron Douglas (1899 – 1979) est un peintre étatsunien africain célèbre. Il a été une figure majeure de la Harlem Renaissance.
[7] B. Traven, Dans l’État le plus libre du monde (L’Insomniaque/Traduction Adèle Zwicker). B. Traven, illustre romancier traduit en quarante langues, a refusé d’avouer de son vivant qu’il avait été Ret Marut, révolutionnaire allemand de tendance stirnérienne, éditeur et rédacteur de la revue munichoise radicale Der Ziegelbrenner (1917-1921). Voir à ce sujet la biographie de Traven par Rolf Recknagel, Insaisissable, que les éditions de l’insomniaque ont fait paraître en 2009.
CHRISTIANE PASSEVANT
Source: http://divergences.be/